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"Les Parques d'attraction" de David Noir au Générateur | 2ème soir | Dissolution au cœur des Limbes | Photo © Karine Lhémon

Théâtre Dissolution

Le 25 avril, lendemain du dernier soir des Parques d’attraction Didier Julius a écrit sur sa page Facebook : « Hier, j’ai vu une création artistique engloutir son public. À moins que ce ne soit l’inverse. »

J’ai été frappé par l’élégance de la formule et la densité de son sens. C’est effectivement ce que j’ai vu aussi. À l’issue des cinq dates produites au Générateur, qui furent autant de métamorphoses évolutives de la forme, il ne fut plus possible pour un.e visiteur.euse étranger.ère de distinguer le public des performeurs.euses.

Après quelques jours de repos et mise à distance, je me remets progressivement à la rédaction de ce blog ; non plus sous la forme tendue du « Journal des Parques », mais au rythme des réminiscences et retour des images.

J’ai confié, depuis la fin, à plusieurs amis.es, que le sentiment premier que j’avais, était celui d’avoir fabriqué avec la contribution de chacun.e, une matrice autant qu’une sonde.

La matrice est la part organique et vivante de l’évènement qui s’extirpe du temps de son existence concrète, comme un poulpe ayant trouvé refuge dans une niche devenue trop étroite trouverait nécessaire de se propulser en dehors.

Pour moi, cette création, à la différence de toutes les précédentes, a la vertu de pouvoir poursuivre une vie virtuelle et autonome dans mon esprit. Je la ressens comme véritablement efficiente à travers son second aspect évoqué, la sonde.

L’illustration qui m’est venue est celle d’un robot, non futuriste mais tout à fait conforme à ceux déposés sur des planètes à l’étude. Son travail commence à peine.

À travers des connections psychiques encore mystérieuses, mais dont je sais que le dispositif s’est mis en place en amont, notamment durant la rédaction du Journal, je me sens quotidiennement nourri de la myriade de micro évènements qui se sont produits durant le déploiement de ces Parques. L’image aquatique souvent invoquée durant ces préparatifs, me sert à nouveau de vecteur et confère à ces nuages d’informations, l’aspect « laiteux » de la semence des animaux marins se diluant dans l’eau, autant que celui des masses de plancton et de micro-organismes portés par les courants. Je me sens, depuis « l’expérience », soudain doté de fanons, propres à filtrer et trier les échantillons et les résultats d’analyses. L’image de la baleine, qui n’a cessé de m’accompagner, s’est inscrite dans mon cerveau jusqu’à y substituer son principe de fonctionnement nutritionnel à celui des réseaux de synapses.

Je vais désormais, nageant en surface autant qu’en profondeur, ma nouvelle tête hypertrophiée emplie de la connaissance de ce que j’ai vu autant que de tout ce qui a échappé à mes sens. Il suffit d’y avoir plongé pour ressentir le bénéfice du bain catalytique de la transformation, à condition bien sûr d’avoir accepté de s’y être ouvert corps et âme tout entier, ce qui fut l’affaire de chacun.e.

Il me reste à dire pour ce premier retour, que je ressens comme très important de donner du crédit à la réalité tangible du langage poétique qui se crée par cristallisations et agrégats suite à une telle traversée de soi. C’est tout le sens de mon propos dans ces pages et une part importante de ma démarche dans son ensemble. Je crois qu’un pas est fait pour moi et j’espère, peut-être différemment pour d’autres, vers la (ré)génération d’une forme de barrière de corail. Cela prendra peut-être mille ans, mais qu’importe dès lors que je sens mon ancrage opéré dans un sédiment commun. Car, si j’ai initié les choses en grande part (l’autre vient de l’espace Générateur qui a appelé leur possible réalisation), le résultat premier, la riche masse protéique obtenue, est fruit de la dissolution des diverses individualités dans cet environnement. Ainsi pour la première fois en présence de spectateurs, il y a eu fécondation entre moi, mon monde et les leurs. Il ne s’agit donc plus de dévoration d’une des deux parties par l’autre comme c’est, à mon sens, toujours le cas lors de la confrontation public/création. Phénomène qui, bien qu’ayant donné de splendides démonstrations de rituels sacrificiels consentis ou de fusions hystériques ou mystiques, de Woodstock à Oum Kalsoum, me paraît aujourd’hui révolu et symbole d’une parthénogenèse primitive.

Tout, entre public et représentation, parle constamment de la tentative de se reproduire et de s’accoupler par voie non sexuée – « sublimée » diront certains.es – par identification et processus rituel millénaire de l’adoration (l’élection) ou de son opposé, le bannissement. Le Spectacle parle habituellement de l’Union sous la sempiternelle forme du couple et de l’amour avec toutes les données que ces deux notions comportent.

Selon moi et peut-être d’autres dont je serai très intéressé de connaître le ressenti et les images résurgentes, Les Parques d’attraction ont su échapper à cette loi grâce à une intelligence collective qui, ne nécessitant pas d’adorer les mêmes dieux, a permis de poser le premier jalon d’une réflexion spectaculaire autour d’un mode de représentation mature, sexuée et indépendante d’un partage commun de valeurs sociales.

C’est donc une autre île, dont je fus le premier naufragé volontaire, que cette éruption a fait naître et dont la qualité principale revient à ce qu’elle a eu la capacité de me rendre, moi, géniteur des éléments chimiques déclencheurs de son apparition, aveugle à la totalité des aspects de son développement, sans pour autant – bien au contraire – me frustrer du pouvoir d’en jouir, personne n’ayant été en capacité d’occuper cette place privilégiée. Je recueille donc, grâce à la non existence de ce trône interdit et à toutes celles et ceux qui composèrent la faune, la flore et le caractère minéral de l’île, de quoi me sustenter à long terme, sans nécessité d’avoir eu à dérober quoi que ce soit à mes hôtes – chose assez rare dans le monde des représentations humaines pour que j’en fasse mention ici.

Le partage est bien souvent vécu, tant dans les couples que dans les échanges commerciaux, comme un arrangement mutuel dans lequel les grincements de la défiance tentent de faire oublier leurs couinements sous les vivats couronnant la transaction réalisée. À l’heure où une notion de civilisation aussi évidemment banale que le mariage pour tous excitent belliqueusement les esprits en souffrance, j’ai, solidement ancré en moi, le sentiment qu’il faut déjà aller bien au-delà quant à la notion d’Union. Il me semble urgent de comprendre que l’avenir des populations ne peut être radieux et paisible que soumis à l’acceptation d’une vision de l’amour, détachée de ses archétypes passionnels anciens et dans laquelle une part d’indifférence naturelle à l’existence particulière de l’Autre – mais non à sa souffrance – doit prendre une place raisonnée. L’iconographie, l’écriture et toutes les formes de représentations de l’esprit humain, tant à travers le corps qu’à travers la création d’objets artistiques, devraient, je le crois, s’orienter en direction du surgissement d’images mentales chamboulant le romantisme à multiples tranchants au sujet de nos façons d’aimer et de notre besoin d’être rassuré sur notre état de solitude.

Il y a tant à faire côte à côte – pour nous changer du face à face – et le monde est ouvert.

Le, toujours vieux, Théâtre et les sens qu’il porte ; de même que l’immémorial Amour, devraient être interrogés en profondeur pour les amener à révéler un peu plus que leurs éternels clichés et nous livrer plus fraîchement la formidable teneur de leur qualités actives. C’est le job de chacun.e de façonner un des tentacules innombrables de la pieuvre qui nous enserre le crâne. Le théâtre nourrit encore toutes les formes de représentations dont nous sommes abreuvés car il est à la source de toutes, en tant que matrice première des images des hommes. Nous vivons encore sous sa coupe et sa numérisation en informations sur le Web n’y change rien. Or, nous pouvons tous et toutes y jouer désormais un rôle et en enfler la panse de symboles et de mots. La créativité artistique, industrielle, scientifique, rhétorique met nos vies en scène, même si nous pensons nous y soustraire ou nous en protéger. Et pourquoi donc le faire ? L’expression n’est-il pas le propre de l’homme ? L’engloutissement, au sens aqueux, n’est donc pas la dévoration, car loin de ne nourrir qu’un seul être, il met tout le monde d’accord par la submersion globale de tout ce qui est. Après moi, le déluge : je l’espère bien.

Théâtre Dissolution, dix solutions pour le Théâtre … il en faudra bien davantage pour dégager de sa gangue de sédiments et d’algues, une créature fantastique qui ne sait même plus qu’elle dort sous le limon des idées reçues et des applaudissements de complaisance.

Faire à nouveau vrombir les ailettes des moteurs du vieux sous-marin ne sera pas chose aisée, mais il est possible que l’envie de s’amuser – à jouir d’être, à se révéler libre et créatif, à joindre à la virulence d’une sexualité aux sources nutritives enfantines, l’exigence d’une soif d’aimer adulte – suffise à le dégager du sol sclérosé où décidément, trop d’entre nous se contentent, avec un ravissement béat, de le voir enlisé, quand ils.elles ne contribuent pas tout à fait à son immobilisme.

Croire, Aimer, Créer ont une source identique : l’interrogation puissante sur sa propre place dans le monde et la portée véritable de ses actes, aussi infimes soient-ils, à échelle individuelle. Inventer des formes novatrices à ces colonnes vertébrales de nos existences est quotidiennement à la portée de toutes et tous. « Qu’ai-je fait de ma journée ? » est une question bien connue pour être utilisée en guise de scanner de la réalité de ses actes. Pour y répondre, il s’agit simplement d’être suffisamment honnête pour faire la part entre ses supposées limites, prétextes faciles à la pauvreté de son action, et la réalité de sa volonté mise en œuvre. Ne « rien faire » n’est certes pas rien et ce n’est pas obligatoirement au poids des réalisations que l’on doit déterminer la quantité du « faire ». L’objectivité d’un regard posé, pesé et réfléchi, émanant de toute la subjectivité d’un individu sur lui-même, suffit à faire de quelqu’un une personne et non l’avatar d’un être humain. Entre ces deux pôles surgit l’arc électrique du génie dont nous sommes, je crois, toutes et tous, les hôtes. Les stimuler et les mettre en présence ne favorisent pas les « guerres », dans un environnement où le jeu des rapports ne s’articule pas autour d’une notion hiérarchique, sociale ou mondaine, des échanges. Les Parques a donné, entre autre, l’exemple que dire des textes, avoir des relations sexuelles, s’exhiber, jouer, penser, ressentir, chanter, attendre, danser, visiter ou ne rien faire, s’équivalaient parfaitement et pouvaient se côtoyer équitablement en termes de jugement de valeur et de prix attribué à la personne humaine. Je ne dis pas par là, que tous ces actes ont eu implicitement un impact sensoriel ou émotionnel identique pour qui en a été le témoin ou l’acteur.trice. Notre part de spectateur.trice et l’imaginaire qui lui est associée ont le droit d’être, évidemment, mais ce qui résulte de l’inspection de ce processus est qu’il est bien d’avantage du ressort d’affaires intimes résolues ou non, que d’un partage consensuel d’avis, soudainement érigés en goûts esthétiques.

Peut-être est-ce bien une des possibles solutions à la vie harmonieuse que l’exhibition (au sens de laisser voir naturellement ce que l’on est) ait officiellement droit de cité, alors que le jugement, prompt à s’exprimer, serait mis plus sagement en réserve, pour analyse et décorticage ultérieur, à distance des impulsions épidermiques et des violences réactives ? Qui sait ?

J’en perçois un.e ou deux sourire à mes propos utopiques …

À moi de sourire à mon tour, chers.ères lecteurs et lectrices, devant les mines paresseusement dubitatives, n’ayant jamais prétendu que cela fut facile de domestiquer les vieux démons endurcis qui souvent nous meuvent et toujours, nous habitent.

David Noir

David Noir, performeur, acteur, auteur, metteur en scène, chanteur, plasticien, vidéaste, bricoleur sonore, enseignant... trimbale sa nudité polymorphe et son enfance costumée sous le regard et aux oreilles de qui veut voir et entendre.

Cet article a 4 commentaires

  1. Didier Julius

    Je vais tenter de témoigner plus en détails de mon expérience des Parques. Exercice enthousiasmant mais néanmoins difficile car en exprimer toutes les nuances est un defi tant ce vécu fut riche, intense, remuant et complexe. Puisqu’il est en effet question d’engloutissement, il me semble pertinent de partir de l’image de l’aquarium.
    Au départ je suis donc dans un état de fascination, assez classique face à la découverte d’une œuvre d’art enveloppante, tentaculaire qui sollicite tous les sens.
    J’observe l’aquarium de l’extérieur : la composition d’ensemble, le compositeur plongé lui même dans ce bain, la beauté ou l’étrangeté particulière d un poisson ou d’une algue, un ballet ou un mouvement soudain, les émotions que cela provoque.
    Puis viens le désir d’y aller. Le plongeon dans l’aquarium. Ici c’est possible. Je peux toucher, je peux m’immerger, je peux sentir, je peux modifier. Tout ce qui est habituellement impossible/interdit semble possible. A moi d’en découvrir les limites. Le règlement intérieur est réduit à sa plus simple expression. A chacun d’en formuler les règles par tâtonnement et frottements
    Une fois dans le bain, je deviens un poisson un peu méfiant, un peu perdu (et pourtant la salinité de cette eau ne m’est pas totalement inconnue). Je développe la conscience d’être un poisson, la conscience et la sensation des poissons alentours, le jeux avec les autres créatures (parades sexuelles, ludiques ou parfois guerrières), je suis entrainé malgré moi dans des élans et je me laisse aller..
    A certain moment, l’exacerbation des sens permet l’accumulation des dimensions: moi poisson, les autres poissons, les relations fluctuantes et intenses, l’aquarium dans sa globalité, le moteur de la pompe qui oxygène le liquide dans lequel nous baignions.
    Les relations aux autres se manifestent sous des formes variées et inhabituelles. Ce qui prend habituellement des mois se construit ici en quelques minutes, puis dure un temps long ou bref : fusion, défusion, côte à cote, tête bêche, dos à dos, en file indienne…. Autour de moi, ça danse, ça crie, ça parle, ça chante, ça baise, ça jouit, ça joue. Je crois bien que pour une fois ça vit vraiment et de manière plutôt apaisée.
    Un moment d »étonnement: il en faut finalement peu pour que tombe une partie du vernis, pour que la relation à l’autre puisse être, au moins temporairement, débarrassée du calcul social pour laisser place à la sincérité de ce qui advient. Et l’étonnement que l’énergie animale qui en ressort s’exprime librement et sans agressivité, même dans ses formes les plus triviales.
    A des moments je ressens l’ivresse d’être regardé, puis je me retrouve seul dans un coin. L’expérience de l’existence en dehors du regard de l’autre. L’expérience d’une autre forme de narcissisme, d’amour de soi. Expérience d’un état qui offre la possibilité du sentiment d’exister en dehors de tout système. Souvent aussi l’expérience de l’effet qui tombe à l’eau, de l’échec de la volonté. Egalement , la big question de savoir qui est vraiment l’autre/moi une fois enlevé toutes les couches. Evidemment le mystère subsiste mais voilà, une fois les codes sociaux évacués ( notamment grâce aux changements de perception que provoquent les masques, costumes et autres accessoires), une forme d’amour spontané peut survenir. La conclusion que c’est donc possible. Tous ces visages, ces regards, connus, inconnus, tous me semblent beaux. Toutes ces créatures agissantes et errantes. Et la présence précieuse de celui sans qui tout ça ne serait pas possible. Ce zébulon au don d’ubiquité, comment fait-il pour être partout à la fois ? Aussi multiple dans un temps limité ? Le plaisir énorme de le regarder avec ses complices dans des morceaux de performance cultes – en spectateur/de base – avant de replonger (David, je parle de toi à la troisième personne, c’est étrange mais je crois que c’est la forme du récit qui veut ça) . Aussi, la conscience de cette bande de fous, comparses, complices, hôtes, magiciens du son, de la lumière qui font vivre, vibrer, chauffer cette matrice.

    Et vient le moment de l’engloutissement où tout se mélange, ou le « tout » dépasse l’individu, où personne ne sait plus vraiment, chacun dans son action devient artisan de cette créature qui gonfle. Tout le monde a plongé, je suis bouleversé. Je pense qu’un besoin fondamental de l’être humain – besoin ignoré par les individus eux mêmes – est ici satisfait. Chacun a pris parti, s’est emparé, s’est accaparé, a pris ses responsabilités de créateur. Et dans ce bouillonnement, je suis incapable de savoir qui a englouti qui/quoi.

    1. David Noir

      Merci pour ce reportage puissant, profond et si évocateur sur les abysses de l’aquarium.

      Commandant Couchetôt

  2. VIP

    Allez à mon tour je me jette à l’eau, je vais tenter de parler de la traversée des Parques, plus simplement puisque cela a été déjà si joliment exprimé.

    J’ai eu cette même sensation de plongée et d’immersion et je me suis presque instantanément sentie comme un poisson dans l’eau : Poisson rouge, clown, singe (si, si j’ai vérifié il existe), étonnamment jamais thon.

    La notion d’eau est importante, c’est un élément qui offre la sensation d’être libérée d’un poids, qui nous replonge à la source de la vie, il y a quelque chose de cette ordre à l’intérieur des Parques, une plongée dans le liquide amniotique.
    Laissé à l’entrée ses vêtements, son moi et sur moi, on se retrouve juste ça ou soi.
    C’est avec ça qu’on flirte avec les autres. La preuve est faite que le ça n’est pas un si mauvais gars, qu’il n’est pas celui que l’on croit. « Libérez les ça ! »

    J’aime les débuts de soirées où après un besoin de découvrir cet environnement nouveau, les gens sont pris par une frénésie enfantine de s’approprier masques et costumes et de partir en rencontre, mais j’aime surtout quand cette frénésie est un peu retombée quand le temps s’étire, quand chacun se pose pour savourer, observer, écouter. C’est à ce moment là qu’on profite pleinement du Zébulon et que l’on est envahie par une quiétude bienfaisante.

    Je suis repartie avec une incroyable légèreté, qui continue à m’accompagner deux semaines après.

    1. David Noir

      Merci VIP. Appelez-moi ZEB.

      Tournicoti tournicoton ! (Comme on dit chez moi).

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