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Croisement en terre d'utopie | Anna Brun jouant Satan lors d'une représentation du Concile d'amour d'Oskar Panizza | M.e.s. David Noir pour la No-Naime Cie | Photo © n.c.

Bien haïr en son temps | L’amour d’une autre utopie

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Apprendre à vomir dans la grande mangeoire du monde, y compris celle débordante de culture, est aussi vital que de développer son amour de l’utopie.

Utopie des zones sensibles

Fin de la lecture de Archimondain joli punk de Camille de Toledo avec sa couverture de Kermit aux seins nus, offert par Sonia Codhant. Comme quoi les Muppets ont encore leur mot à dire. Aussi triste et mélancolique qu’étrangement rafraîchissant ; la résistance au monstre fluide, empathique et pandémique de la mondialisation depuis les années 80 donne du même coup envie de lire Taz. Une pensée pour Tarkovski et la zone de Stalker. Je me sens encore une fois en retard ; comment se fait-il que rien ne m’ait éclairé à la parution du livre de Hakim Bey en 1985, ni depuis.
L’idée des utopies pirates et du terrorisme poétique, si familière aujourd’hui, n’a sans doute pas pu atteindre ma conscience d’alors. Et ce pour une bonne raison : à cause de mon amour de l’art. Ce que je prenais pour une qualité était un piège ; je ne fus pas le seul. Je croyais que les œuvres étaient la révolte. Rien n’est plus faux. Elles peuvent en contenir les germes, mais deviennent des fallacieux leurres si on les aime pour leur esthétique, pour leur intelligence. Car la pensée créatrice non plus n’est pas la révolte. Elle aussi fabrique du produit et fait écran à ce qui parfois la fonde.

Quand on est artiste, il faut savoir haïr les œuvres consommées

J’ai raté aussi le punk dans ses véritables fondamentaux. La sensibilité à l’art entraîne le politique vers le fun, alors même qu’on pense être au cœur de la contestation. Il n’y a que « l’agir » qui vaille et créer n’est pas agir. Archimondain se retrouve à la Fnac comme le reste. Cette même Fnac dont l’antenne de Nice dévoile sa lâcheté vis-à-vis du pouvoir au cours d’un incident qui m’avait heurté l’été dernier :

« La Fnac a engagé des procédures de licenciement à l’encontre de deux salariés, une chargée de communication à Nice et un cadre du service culturel basé à Paris. Elle reproche aux deux lampistes d’avoir « mêlé son nom » au scandale provoqué par une photographie montrant un homme s’essuyant les fesses avec le drapeau français qui avait été primée lors d’un concours organisé en mars dernier par la Fnac de Nice sur le thème du politiquement incorrect. »

Source : www.ldh-toulon.net

Alliot-Marie n’est pas loin, Hortefeux non plus. À la suite de l’événement de la Fnac, la pas encore ex-ministresse œuvre pour que les œuvres d’art ne soient plus exclues de la loi de 2003 réprimant « l’outrage au drapeau tricolore ». Je ne sais même pas si le décret est passé. À la limite, peu importe ; j’irais voir sous peu dans le détail, car il faut s’armer pour voir ces choses là de près, tant on dépense d’énergie malgré soi à y réagir en bouillonnements intérieurs. Une telle décision politique viscérale est très grave à mon sens. Peu relevée par les médias ; en tous cas pas autant qu’elle aurait dû l’être. J’essaierai de développer ça plus tard. Là aussi il me faut du temps pour que ma haine se cristallise et s’organise. Mais au mieux, je ne produirai malgré tout qu’une création de plus ; je n’ai pas la fibre du kamikaze assassin.

Hier soir, comme presque chaque jeudi depuis dix ans, suis rentré vers minuit et demi de la No-Naime, compagnie de théâtre composée de quelques amatrices et d’un amateur pour laquelle je mets en scène des pièces du répertoire, parfois des montages. Comme d’habitude j’écoute France Culture la nuit et les cours du Collège de France ; « Valeurs et prix dans la Chine des Ming » ; j’écoute le savoir, la parole précise et hésitante des érudits sur des thèmes auxquels je ne connais rien. Là aussi peu importe. L’amour de la recherche, la conscience palpable qu’ils consacrent leur vie à des sujets aussi pointus, qui ne seront jamais davantage mis en lumière sur les ondes, font de ces intervenants les porteurs d’une parole unique, marquante et incroyablement poétique dans ma nuit du jeudi au vendredi soir, quand je fais la route de Maisons-Laffitte à chez moi. Un plaisir étonnant, rituel toujours renouvelé d’une solitude à cet instant éclairée. Ce n’est pas par la culture que ce moment s’illumine ; c’est par la hauteur d’où un certain amour des hommes s’exprime et m’entraîne en écoutant ces conférences, qui à l’origine, ne s’adressent pas à moi. Et ma nuit devient un tout quantifiable. Une fois garé, après avoir un peu tourné seul dans les rues pour trouver une place – ce moment aussi reste un plaisir – je prends soin de ne rien rater de l’émission. Changement de support, merci la technologie ; je passe du poste à la retransmission sur le portable, le temps du trajet à pied jusqu’à ma porte. Elle sera pour finir, reprise sur mon vieux tuner pour en écouter la chute. Entre-temps, détour par l’épicier arabe où j’achète 2 euros de plus que son prix normal un paquet de cigarette et quelques denrées pour finir la soirée. C’est en conscience que je le fais. Je ne regrette pas mes 2 euros. L’exceptionnalité du contexte de leur dépense contribue à ce moment privilégié. J’aime voir que l’homme qui tient l’épicerie invariablement est là, fidèle à notre rendez-vous qu’il ignore. Un autre monde que cette soirée. Une petite fraction d’utopie, d’autonomie et de plaisir de vivre, tant physique qu’intellectuel ; ou plutôt physique parce qu’intellectuel.

Le théâtre amateur, utopie d'une aventure théâtrale commune | Anna Brun jouant Satan lors d'une représentation du Concile d'amour d'Oskar Panizza | M.e.s. David Noir pour la No-Naime Cie | Photo © n.c.
Le théâtre amateur, utopie d’une aventure théâtrale commune | Anna Brun jouant Satan lors d’une représentation du Concile d’amour d’Oskar Panizza | M.e.s. David Noir pour la No-Naime Cie | Photo © n.c.

 

Utopie d’un réel déformé

Un monde où tout s’inverse ; où payer plus cher son paquet de cigarette a aussi sa valeur

Parce que c’est autre chose que je m’offre ainsi ; c’est justement la gratuité de cet instant. Parce que je connais la règle du jeu et qu’elle me fait plaisir. Qu’elle abonde dans le sens d’un paradoxe bien réel qui remet à leur place absurde les sophismes de la pensée simpliste qui émane de nos tutelles actuelles. Pas plus que ce n’est une évidence logique, ni une réalité économique qu’il faudrait travailler plus pour gagner plus ou qu’il n’est vrai que ce qu’on paie le moins cher est forcément le plus bénéfique. Ce qui importe c’est le prix qu’on accorde à sa liberté et de savoir clairement ce que l’on achète quand on croit simplement faire un geste du quotidien, « comme tout le monde ». Autre chose d’invisible est vendue avec.

En veut-on forcément en cadeau de la banalité, du non exceptionnel, du marché officiel ? Jusqu’où cela va-t-il se loger après dans les pores de la peau, dans les replis des circonvolutions ? Comment se conditionne-t-on soi-même en aimant sans précaution le commun ?

Mais ma soirée a eu un préambule : la route pour venir à la répétition d’abord, elle aussi baignée d’une ambiance particulière, mais tout autre. Et puis la séance elle-même, qui quelque fois comme hier, touche au cœur. Parce que quelque chose émane d’important entre les personnes réunies là parfois. Une reprise de conscience de leur propre valeur, de leurs aptitudes à se découvrir autres, peut-être pas tout à fait perdue pour les jours de la semaine qui suivront. À eux d’y veiller. Je crois que ça se fait la plupart du temps. Que tout ne se perd pas à l’issue de nos séances. Je le constate. Je n’en suis pas, de loin, l’unique cause. Je tends l’arc le plus possible, mais c’est le groupe qui décoche les flèches. Hier soir, j’avais pris un texte de Nadège Prugnard, Monoï. Incroyable ce qu’ils en ont fait ; dans quelle vigueur simple et très maîtrisée, elles et lui ont su le rendre, sans affectation, avec une humeur qui porta haut l’issue de l’improvisation d’après. On se quitte sur cette humeur, cette paix qui nous réjouit, je crois, où on ne se félicite pas d’avoir fait du spectacle, du redoutable théâtre, mais d’avoir un peu plus compris à quoi tout ça pouvait servir.

Nous avons contracté notre aventure en commun le 11 septembre 2001, par un étrange et surprenant hasard. C’est tombé comme ça, dans un appartement en banlieue, à Plaisir, où nous avions convenu de nous rencontrer pour voir si quelque chose serait possible. On s’est dit ok sur fond de télé allumée devant les images en boucles des tours qui s’effondraient, sans bien mesurer l’importance tragique de cette nouvelle ère qui venait de s’ouvrir pour nos consciences inconscientes d’occidentaux qui n’avaient pas envisagé la guerre dans le champ de leurs préoccupations. Avec la même parfaite inconscience, ceux et celles-là me disaient « oui », après avoir vu mon spectacle « Les Justes-story » chez Pierre Cardin qui le chassa peu après l’avoir programmé, se rendant mieux compte de ce qu’il racontait en substance. Au même moment, les aventuriers et aventurières de la No-Naime, compagnie amateur alors à quelques années lumière d’un autre volet du théâtre, répondaient, « pourquoi pas ? » Sans a priori, par envie, pour voir. Eux m’accueillaient à travers ce contrat, ouvrant une porte à l’utopie.

Alors tant pis, si elles-il n’y viendront jamais tout à fait à cet autre théâtre ; le choix des répertoires et des risques leur revient. Aucun problème à cela. Les produits que l’on montre comme un aboutissement de son travail, les choix qui semblent se revendiquer à travers une prestation ne raconte rien ou presque de ce parcours. Il faut y être au préalable. Il faut le vivre au long de toutes ces séances. La mise en conformité des résultats avec la pensée réclamerait un autre luxe, d’autres orientations. Pas plus que mes escapades dans les épiceries de nuit, pas davantage que les retransmissions du Collège de France, leur narration ne peut en donner tout à fait la teneur. Seule compte la pensée qui y préside et sans la difficulté de vision de cette pensée, la poésie ne pourrait pas naître.

De Mozart à Disney, les produits sont les mêmes machines à éteindre la joie sous couvert de culture sitôt parvenus dans les bacs de la Fnac.

C’est en cheminant derrière leurs carcasses que l’on peut déceler à la faveur d’une nuit, de petites entrées semblant à l’abandon, d’où filtrent des lueurs de lucioles. Au-delà se trouve la véritable utopie, matrice au creux de laquelle se dessine peu à peu la carte des zones où s’échafaude le rêve de soi, à l’insu du grand monde.

David Noir

David Noir, performeur, acteur, auteur, metteur en scène, chanteur, plasticien, vidéaste, bricoleur sonore, enseignant... trimbale sa nudité polymorphe et son enfance costumée sous le regard et aux oreilles de qui veut voir et entendre.

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