Entre hommage fébrile et vérité tonique
A. Dreyfus vs revival P. Bausch
Un soir, mortelle et claudicante reconstitution d’un ballet de Pina Bausch. Administration du théâtre en souffrance qui les reçoit : pas mieux. Le grotesque de toutes parts est à son comble. Le pleurnichement et la beauté sont censés se rejoindre en un suprême hommage au labeur.
Quelques jours plus tard, l’inverse.
Un grand écart entre fébrilité mesurée des « professionnels » et authenticité d’un trio, poète, musicien, danseuse. Qui voit juste ? Les seconds, forcément. Un bonhomme Bic à la tête casquée fait le tour de la salle du Générateur en scooter avant de se liquéfier en mouvements incongrus, en hésitations enfantines, en crissements vocaux lancés en pure perte.
Elle, Anne Dreyfus, le bonhomme Bic, toque parfois à la l’oreille du poète Pennequin, massif comme une motte de beurre à l’abri du soleil. Il semble n’y voir goutte, l’œil à distance infiniment réduite du papier qu’il tient en main. D’une voix énorme, il ordonne à ses mots de se ranger en rangs serrés au sortir de sa bouche. La musique au crochet de JF Pauvros maintient la cohérence du tout, griffe l’air et l’écoute ambiante.
Au théâtre de l’avil… issement, on se donne du mal pour enchaîner de belles images, en hommage, toujours en hommage. Ici, la nécessité ne fait pas loi.
Les spectateurs installés comme dans un complexe UGC font penser à ceux des années 50. Tous béats et attentifs à l’aura de la grande créatrice disparue, il ne leur manque que les lunettes 3D pour illustrer la parfaite soumission au beau spectacle. Partout, ils quêtent le relief, le fil de la narration subliminale entrelacé dans un brocart brodé de perles. C’est ça pour eux, un beau spectacle semble-t-il : de l’effort.
Au Générateur, l’effort, on ne le sent pas car il n’y en pas. Non, puissance de la salle de plain-pied sans tralala, on n’y fait pas d’effort, mais on y met de la force. Pas de la force démonstrative – ce n’est pas un défilé militaire qui s’y déroule – mais la force de croire aux actes simples qui se heurtent comme des débris charriés par la vague. L’ordonnancement n’y a pas sa place. Aussi, rien ne s’y raconte, si ce n’est la persistance des images et des gestes qu’il serait naïvement hâtif de juger légers.
Seulement voilà, la naïveté, le spectateur de profession s’en est fait une armure, un étendard qui vaut celui, dégradant pour les millions d’années d’évolution qui nous surplombent, de la manif pour Tous. « La connerie de l’un + la connerie de l’autre = la connerie du futur. » Équation aisément déclinable à l’envi, qui appliquée au grand spectacle nous donne : « talent + effort = beau » où le résultat, « beau » peut à son tour être décliné, en « profond », « méritoire » ou « génial ! », pour une plus grande facilité d’accès à la compréhension de tous.
« Génial ! », ça résume ; ça fait l’économie du regard. C’est pratique et ça évite de s’étendre. « Magnifique », « Somptueux », « Sublime », c’est autre chose. C’est tout autant dédié à l’excès, mais ça caractérise d’avantage l’émotion ressentie ; ça ne fait pas redoutablement référence à la puissance de faire, donc de dominer. Éternellement, c’est ce qu’applaudira la foule à l’issue des grand-messes (« Manifestation spectaculaire visant à souder l’homogénéité d’un groupe » selon Larousse), la gloire de celui ou celle qui a su nous dominer.
« De profundis clamavi ad te, Domine » « Des profondeurs, j’ai crié vers toi, Seigneur », deux points, ouvrez les guillemets « Bravo ! », pourrait-on ajouter.
Le final des enfants de Pina, non je ne l’ai pas vu, préférant aller boire une bière à l’entracte pour ne jamais y revenir. Je savais trop, comme tout le monde ici je suppose, que quels que soient les murs de faux parpaings qui tombent, ils ne peuvent augurer que d’une extase spectaculaire sans l’ombre d’une vraie dérision autre que celle de la malignité intelligente de qui aspire à signer une œuvre. Domine, dominer. Nous y étions déjà, inutile de poursuivre.
À Gentilly, gentille aux antipodes du véhément centre de Paris sous ses belles lumières et ses bières à 6 euros, jamais ne résonne le final autrement que sous un charivari stupéfiant de jambes heureuses qui s’écartent à 180° pour elles-mêmes, pour le plaisir inouï qu’elles ont à montrer à leurs propriétaires qu’elles peuvent le faire.
Ce n’est pas pour nous, public, estomaqué de les voir fleurir anarchiquement comme des coquelicots dans un champ de printemps, qu’elles s’épanouissent. Non, avec une enfance désarmante, les jambes s’allongent et s’ouvrent en grands écarts, simplement pour se détacher des bustes et prendre leur envol jusqu’à ce qu’on ne voit plus qu’elles, éparpillées, piaillant leur liberté comme des mouettes rieuses en tous sens.
Lourdeur de la pratique orchestrée, qui veut signifier avec élégance et finesse, sa maturité sur le grand plateau fier de notre capitale bien aimée ; mouvements sociaux de tous poils, artistiques, politiques, concernés par le drame du monde et les leçons qu’il faut en tirer, drame du rapport homme-femme, drame de la précarité sociale … oui, oui et alors ? Je crois que l’on sait tout ça et le rabâcher sans vergogne n’empêche pas le spectateur ébaubi de ne pas faire l’aumône d’un euro à un sdf de passage sitôt rejointe la grande bouche du métro. Qu’en reste-t-il de ces belles images ? Un peu d’autosatisfaction d’être et d’avoir été.
Ailleurs, il se peut que l’on en sourit encore de se prendre à penser qu’on pourrait bien essayer de le faire nous aussi, le grand écart. Qui alors nous aura véritablement parlé de la danse ?
Retranscription d’un mémo audio enregistré à la sortie du Théâtre de la Ville le 23/06/2014 :
Pine à bouche
Ce que j’en ai marre de ta gueule d’acteur, de ton maintien de danseuse ; ce que tu peux me casser les couilles avec ton t-shirt noir de technicos. Merde, mille fois merde. On le sait que tu sais danser. Jouer, non. T’es mauvais comme 12 cochons. Pas d’émotion, pas de fragilité, pas d’humour. On sourit quand on doit sourire et ils le font les cons. Un grand plateau moche. Pourquoi tu me coinces assis là ? Pourquoi tu fais pas ta connerie de savoir-faire dans le hall pour que je te rende visite simplement ? Que je passe et me casse. Je m’en fous que tu ressembles à une épingle à cheveux avec ton air sévère berlinois vu, archi-vu 10500 fois. Je m’en fous de tes hommes en costards cravates qui bougent comme des puceaux de conservatoire qui croient qu’il faut débouler avec une hystérie de cheval pour se pointer en scène avec l’émotion dans la gorge et dans les pattes et idem pour quitter le plateau. Ah tu ressens, mon con, hein ? Tu veux nous le dire, tu veux qu’on témoigne de ta beauté intérieure, de ton sérieux dévoué ? Ton mur de polystyrène à 100 000 boules se casse la gueule … Wouaf ! Wouaf ! Wouaf ! Mdr ! Mais c’est le putain de TDV qui devrait s’incendier pour qu’il s’y passe quelque chose. Putain, qu’ils crèvent ces danseurs, acteurs, footballeurs qui croient qu’ils nous apprennent quelque chose quand ils font un geste tellement juste et décidé, parfait ou pseudo hésitant, assumé ou merdique. Putain, vous n’y voyez rien, vous n’y connaissez rien malgré des hectolitres de technique. Elle sera toujours approximative. Vous y pigez que dalle en fait. Ah contexte, contexte, tu nous tiendras toujours. C’est ça la culture à sauver ? C’est ça l’art qu’il faut défendre ? C’est ça l’argumentaire des artistes ? Belles choses bien faites dans une tête bien nulle. « Mais si ça te plait pas, t’as qu’à partir », n’est-ce pas ? « Pas obligé d’aller au théâtre ! » C’est comme « Pas obligé de rester en France ! » Ça sonne bien FN les arguments des adorateurs professionnels. Ben non, Théâtre de ta Ville ou pas je suis chez moi et je t’emmerde. Si t’avais encore 2 grammes de punk dans la tronche, tu chierais sur ton extase, croyant de mes deux. Évidemment que tout est un peu émouvant sur une scène, si on n’est pas trop idiot dans ce qu’on vient y revendiquer. Amateurs, professionnels, culs-de-jatte … on s’en fout. L’important sur une scène, c’est de ne faire que la traverser. Si tu t’implantes comme si t’étais chez toi, c’est foutu. Il peut prendre l’envie de t’expulser comme un sagouin de proprio usurpateur ou de se barrer simplement. Sois une plume légère, une plaisanterie balourde, un censeur pontifiant, mais crois-moi, ne nous explique jamais la raison de ta présence. Ainsi tu t’envoleras toujours. Théâtre, tellement à côté du théâtre et qui s’y pense au centre, tu vides mon cœur et mon esprit. Tu m’emmerdes dans les grandes largeurs de ton plateau. Pourquoi tout ça finalement Pina ? Pour être un jour érigée en un monument du Reich Républicain de la Culture ? Même si c’est pas ta faute, va chier Pina et dors en paix. Game over. Tout est annulé. La partie est à recommencer.
DN
Voilà un article qui va vraiment à rebrousse poils du refrain consensuel ; intéressant car il m’offre la possibilité de réaliser une fois de plus qu’il existe bel et bien des Contre-Vérités qui permettent très justement de prendre conscience que nous ne sommes que des Machines-trop-bien-formatées-mais-o-combien-ridicules finalement ; « Merci David » d’exister pour Cela !
Merci beaucoup Patrick, de persister dans cette disponibilité de regard et d’intelligence dont tes commentaires témoignaient déjà lors du Journal des Parques. Je ne dis pas cela pensant détenir une vérité qui serait flattée de ton approbation, mais parce que l’ouverture d’esprit à des idées paraissant contradictoires avec l’air du temps me semble une qualité en soi, en dehors des sujets mêmes qui sont abordés. Je crois que les individus sont aptes à s’entendre sur bien des choses, quand bien même les discussions donnent-elles lieu à des oppositions, s’ils font l’effort de s’intéresser à la façon dont les choses sont exprimées. Le style porte la pensée et au fond, peu lui importerait de dénoncer si ce n’était que pour valoriser la critique. Réagir, c’est quêter le lien et il semble qu’en faire montre soit devenu aujourd’hui une belle obscénité utopiste. Merci encore donc pour ce trait d’utopie qui fait toujours plaisir. L’intérêt possède au moins deux sens, celui que l’on veut pour améliorer son confort et celui que l’on porte à autrui et au monde. Lorsqu’il est authentique, le second devient alors vecteur d’amitié.